N° 154 - Son premier grand rôle (René Charvin)

C'est beau d'avoir vingt-ans, un tuteur riche comme un nabab et d'être les plus belles filles de la Côte… L'oncle Pascal venait de donner un bal en leur honneur et, ne pouvant trouver le sommeil, Anne-Marie et Marie-Anne s'étaient installées sur l'étroit balcon d'où l'on dominait la Croisette. Face à la mer, elle se faisaient leurs confidences. Anne-Marie berçait un rêve d'amour près de se réaliser. Heureuse, elle prononça un nom. — Daniel Armon ? répéta Marie-Anne interdite. Et elle ajouta : — Moi aussi, je l'aime. Et lui, les aimait-il ? Avait-il fixé son choix ? — Comment le pourrait-il ? Jamais des jumelles n'ont eu une ressemblance aussi parfaite que nous deux. Tout le monde s'y trompe. Et lui-même… — Mais, au moral, je ne crois pas que nous ayons rien de commun. — Nous ne devons pas nous en vouloir l'une à l'autre du choix que fera Daniel, reprit Marie-Anne. Si c'est toi qu'il aime je te promets… Si c'est moi… Marie-Anne s'avouerait-elle jamais vaincue ? Daniel n'allait pas tarder à se déclarer.

Nadine Soudais vit solitaire entre une mère frivole et indifférente, un père qui rêve dans la nostalgie de l'Extrême-Orient. Elle se rattache à l'amitié de Tyi, jolie Vietnamienne un peu énigmatique, qui lui manifeste beaucoup d'affection. Avec le jeune avocat Hubert de Pressailles et Rendu Méry, qui termine sa médecine, ils forment un gai quatuor. Mais bientôt un malaise s'instaure entre eux. Est-ce parce que les deux jeunes gens sont, l'un et l'autre, amoureux de Nadine ? N'est-ce pas plutôt parce que Tyi, mue par des sentiments indéchiffrables, semble s'amuser à vouloir les séparer ? Elle s'est liée avec M. Soudais qui retrouve chez elle l'envoûtante atmosphère de l'Indochine, ses bibelots, ses parfums, ses légendes. Le vieil homme tombe malade et Nadine rompt avec celui auquel elle s'était fiancée. Plus que jamais solitaire, accablée par une série d'épreuves, trouvera-t-elle enfin la clef de l'énigme qui la torture ? Saura-t-elle le pourquoi du comportement de son père, les raisons d'agir de Tyi ? Sur tout ce récit, aux péripéties savamment graduées et emmêlées, règne le souvenir, tantôt apaisant, tantôt inquiétant, d'une figurine verte et luisante, la statue de jade d'une déesse qui apparaît ou disparaît. C'est en elle que réside le secret de Tyi.

Les deux jeunes voyageuses franchirent la grille du domaine des « Vieilles Roches » et, sur la dernière marche du perron, elles échangèrent un long regard bouleversé. La plus petite chuchota : — Je t’en supplie, Karline, prends la lettre et sonne. — Jamais ! C’est à toi que cela incombe ! Après tout, n’es-tu pas chez toi ? Ces quelques mots donnèrent un regain de courage à Ingrid. — Nous voudrions voir M. Pierre Lemercier. dit-elle à la vieille servante venue ouvrir. — Vous vous moquez j’imagine ! Notre maître est mort depuis trois ans… Voyant le regard affolé des jeunes filles elle ajouta : — Vous pourriez peut-être vous adresser à son fils ? Entrez, je préviens M. Olivier tout de suite. Ingrid tendit l’enveloppe cachetée au grand jeune homme qui venait d’apparaître. Il ne connaissait pas cette Eva Grützer, de Stuttgart… Et voici que son père avait eu un secret !… Ingrid était sa soeur !… Qu’allait-il faire ?… Que dirait sa mère ? Et la tante Annonciade, et Mlle Dorget, sa fiancée ? Ces deux « indésirables » auraient-elles place au foyer ?